TSAE: Tesouros Submersos do Antigo Egipto [Submerged Treasures of Ancient Egypt]

Francisco Tropa

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L’Envers du monde

On ne trouvera dans l’ensemble présenté par Francisco Tropa sous l’énigmatique appellation TSAE, acronyme pour « Trésors Submergés de l’Ancienne Egypte », nulle illustration de l’époque des pharaons, et l’on y chercherait à tort une parabole en ce sens. TSAE rassemble un ensemble d’objets épars, disparates, fragmentaires, en les donnant comme des éléments non pas construits, mais trouvés, issus d’un lieu englouti, dans un temps indéterminé, immémorial. TSAE se compose de différents originels, schématisés sur une carte, qui effectivement évoquent les salles funéraires d’un sanctuaire antique : un lieu sous-marin, la « partie submergée » ; une chambre souterraine partiellement pillée (« la chambre violée ») ; un lieu enfin intact, car inaccessible (la « terre platonique ») et, au-dessous de celle-ci, un puits, dont il n’est pas indiqué sur les cartes s’il pourrait faire office de passage vers d’autres caches plus profondément enfouies. À chacune de ces salles correspondent certains régimes d’objets, que nous ne décrirons que partiellement. De la « partie submergée » sont notamment exhumés des objets qui présentent de significatives caractéristiques sexuées. Une colonne de marbre blanc est surmontée d’un petit bocal contenant de l’eau ; un peu de sable repose au fond, dans lequel apparaissent un caillou et et sa réplique exacte en or. Des pièces de bois taillées en parallélépipèdes sont assemblées deux à deux, s’imbriquant l’une dans l’autre, dans différentes configurations : inclusion, chevauchement, entaille. Leur division (réversible) en principes mâle et femelle, ainsi que le caractère phallique de la colonne, semble faire émaner de ces éléments abstraits et géométriques, une origine de la représentation : le masculin, le féminin, et la reproduction, mais aussi la métamorphose (la pierre transformée en or). Nous sommes dans la nuit des temps, dans un espace où l’art est magie primitive, qui transfigure les choses en êtres, les démultiplie, et ritualise les processus humains.
Par la partie sous-marine, on accède à la « chambre violée ». C’est vraisemblablement pour cette raison qu’elle est déclarée pillée, c’est-à-dire incomplète, vidée de son sens premier. Une fois exhibés, comme au contact de l’air les fresques pariétales des cavernes préhistoriques s’oxydent et se corrodent, ces objets ont irrémédiablement perdu leur origine, et se présentent à nous comme des reliques aux fonctions inconnues, fragments à même de susciter une croyance, celle d’un ordre originaire, d’une harmonie primordiale et perdue, d’avant le temps historique, ce temps du « malheur des hommes ». Au contraire, la chambre de la « Terre platonique », selon la carte, ne possède pas d’entrée ; elle est par conséquent intouchée, inviolable, hors du temps et de la corruption. À l’opposé des objets de la chambre violée, pièces de fonderie à demi-brûlées ou conservant les scories de leur fabrication qui renvoient à leur conditions d’objets répliqués, de moules et de contre-moules, ceux de la terre platonique s’affichent en couleurs vives – “mirabilia” dignes de cabinets de curiosité. Un ensemble de sérigraphies multicolores représente les agencements des mondes terrestre et céleste, inspirées par les figurations topographiques de Cosmas Indicopleustès, un exégète chrétien qui au VIe siècle combattit la représentation sphérique de la Terre en vertu d’une lecture littérale des textes bibliques : il décrivit ainsi une terre plate, bornée à ses deux extrémités par une voûte céleste formant un monde clos, fini, protégé – en un sens parfait.
Pendants de ces dessins, un ensemble de petites architectures de laiton aux parois constituées de fins cylindres de verre coloré agencent des plans carrés et circulaires, similaires à ceux des églises romanes. Ici, l’univers des formes platoniciennes, les structures de la transcendance religieuse, et l’utopie moderne de la géométrie et de l’architecture de verre s’entrecroisent pour former un monde clos, harmonique, une perfection a-historique. Un monde clos, de pure essence et idéalité, et de calcul mathématique sans corps.

Une clé de lecture de l’œuvre de Francisco Tropa réside peut-être dans l’association que celui-ci fait entre deux auteurs de fiction du tournant du 20e siècle, avec lesquels il évoque, ou invoque, une parenté davantage qu’une filiation, l’Allemand Paul Scheerbart et le Français Raymond Roussel.
Scheerbart et Roussel, contemporains, ont sans aucun doute vécu réciproquement dans l’ignorance l’un de l’autre. Aucun d’entre eux n’a été traduit dans la langue de l’autre de leur vivant, et ils n’ont pas pu savoir qu’ils partageaient une source commune, une idole partagée, en la personne de Jules Verne. Les deux écrivains ont sous certains aspects une carrière équivalente. Controversés et largement incompris de leur vivant, ils n’échapperont à l’anonymat et à l’enfouissement sous les strates de l’Histoire que par l’intercession d’exégètes fameux : Walter Benjamin [1] pour Scheerbart ; André Breton [2] et, plus tard, Michel Foucault [3] , en ce qui concerne Roussel. Ces interprètes de leur œuvre respective ont durablement orienté leur lecture a posteriori, à tel point qu’ils ont parfois exonéré les lecteurs de revenir à la source des œuvres même, plus polysémiques qu’elles n’y paraissent au premier abord.
Il semble que personne, jusqu’à présent, n’ait articulé une relation entre Scheerbart et Roussel, et pourtant les deux entretiennent un réseau de résonances thématiques et conceptuelles, qui sont ici matière à spéculation sur l’œuvre de Francisco Tropa,
En cela, TSAE, davantage qu’une parabole ou une allégorie, est un procédé – le terme est employé par Raymond Roussel pour la construction de ses textes –, une superstructure permettant la formation d’un système de croyance, en la double appartenance de ces objets et images qui se présentent à nous : appartenance au régime de l’artefact, de l’œuvre d’art subjectivement construite, mais aussi, simultanément, au domaine magique de la fonction, de l’inclusion dans un ensemble plus vaste, où ces éléments prendraient un sens, mais à nous inconnu.

Scheerbart comme Roussel sont des écrivains de la digression. Les deux auteurs, dans nombre de leurs œuvres, proposent un cadre narratif, inscrit dans des genres littéraires donnés, dont ils ne cessent de s’échapper, stylistiquement et thématiquement. Dans La Machine à mouvement perpétuel (1910) et L’Architecture de verre (1914), Paul Scheerbart se fait inventeur, ingénieur, architecte. Qu’il écrive le journal, à la première personne, de l’inventeur d’un mécanisme parfaitement autarcique, qui s’alimente de son mouvement propre sans énergie ni impulsion extérieure ; ou qu’il se fasse le chantre de l’architecture de verre coloré, très vite son propos s’évade des considérations techniques pour décrire les possibles métamorphoses du genre humain qui découleraient logiquement de l’application généralisée de ces principes. Si Scheerbart s’applique à un exercice de démonstration techniquement argumenté, il ne tarde pas à dévoiler que son intérêt réside essentiellement dans la projection vers un futur indéterminé, mais potentiellement proche, accessible, où se déclineront les conséquences économiques, sociales, morales, esthétiques et philosophiques de ses inventions. Ce qui se donne a priori comme un traité d’ingénierie se révèle rapidement un manifeste lyrique, où l’auteur se fait imprécateur, à la fois visionnaire et burlesque, où l’impératif de projection l’emporte sur la faisabilité. L’invention, plutôt que scientifique, s’avère avant tout littéraire.
Chez Roussel également, « l’imagination est tout »[4] selon ses propres termes, et la fantaisie narrative indissociable de l’invention. Le fil directeur de ses romans, échafaudé autour de motifs a priori convenus (Impressions d’Afrique : le naufrage d’un navire européen sur les côtes africaines ; Locus Solus : la visite du parc privé d’un grand scientifique retiré du monde) est très rapidement oublié pour laisser place à un étoilement de récits, à un écheveau d’innombrables micro-histoires et d’interminables descriptions de machines et de mécanismes. Chaque objet, chaque machine, révèle une anecdote, autrement dit recèle une fonction, qui nécessite une explication logique que Roussel s’emploiera à déplier de la manière la plus dense possible. Derrière la virtuosité d’inventions incongrues, comme le Bexium, métal dont l’élasticité spectaculaire est assujettie aux conditions atmosphériques, ou la Hie, aérostat conçu pour composer une mosaïque constituée de dents humaines ; d’attractions de foire, tel le coq Mopsus délivrant des prédictions par des crachats de sang ou un ver de terre capable de jouer de la cithare par ses contorsions dans un aquarium, Roussel révèle à qui veut le lire la dimension métaphysique de son œuvre. Dans Locus Solus, à travers une combinaison d’électricité, de métaux et de liquides conducteurs, c’est la résurrection des morts qui est réglée techniquement par le professeur Canterel. La tête coupée de Danton, plongée dans l’Aqua micans et soumise à une impulsion électrique, retrouve la parole. Roussel développe alors ses inventions au service des deuils les plus douloureux, réactivant les cadavres afin d’élucider les décès les plus mystérieux. Enclos dans des chambres froides et vitrées, les ressuscités revivent et rejouent à l’infini sous les yeux des vivants les moments les plus intenses de leur vie, tels des pantins articulés dans un castelet de marionnettes. Une étrange métaphysique, car nulle transcendance, nul au-delà, ne semblent exister pour Roussel. Les corps sont réanimés par une opération technique, au-delà de tout trouble moral, et sans aucune transcendance, dans un monde de perfection technique.

Le philosophe italien Federico Ferrari évoque à propos de l’œuvre de Tropa une « extase matérielle » [5] , une forme particulière de mystique émanant des opérations et des manipulations techniques effectuées par l’artiste. Qu’il s’agisse de ses lanternes projetant l’agrandissement par lentilles interposées de menus êtres et objets (mouche morte, gouttes d’eau, ou mécanisme de montre en fonctionnement), ou de diapositives emprisonnant des toiles d’araignée ou la dentelle des ramures de feuilles d’arbre ; qu’il s’agisse encore de ses photographies qui jouent de multiples expositions à la lumière pour paraître, à la lecture, indéterminées entre négatif et positif, la pratique de Francisco Tropa produit un ensemble de métamorphoses qui font écart entre ce qui est sensible et ce qui est intelligible. Marcel Duchamp le soulignait dans l’une de ses notes pour le Grand Verre (dont l’impulsion première lui fut fournie par les Impressions d’Afrique de Roussel) : « l’écart est une opération ». L’écart, chez Tropa, comme chez Roussel, est bel et bien une opération de dédoublement, non pas au sens d’une réplique, ou illusion platonicienne, mais plutôt d’une parthénogenèse ou d’une morphogenèse, d’un processus biologique de dissociation et de recomposition, où chaque élément est à la fois un fragment scindé, et une nouvelle matrice. Chez Tropa, dans une manière duchampienne, l’opération est bien souvent celle du moule, où se coule le matériau qui va dédoubler l’original.
Chez Roussel, le dédoublement est avant tout linguistique, opération combinatoire de mots et phrases homophoniques qui vont lui permettre de produire des images « toutes faites », mais il est aussi un motif, qui fait à la fois du « monde complet » (selon l’expression d’André Breton) qu’il crée un espace clos et séparé du temporel, mais néanmoins en croissance exponentielle, chaque détail pouvant faire l’objet d’un arrêt, d’un développement, d’une attention focale particulière.

Extase matérielle : chez Scheerbart, c’est bien l’outil (un mécanisme en perpétuelle rotation libérant l’humanité du travail, une architecture rationalisée et industrialisée au service de la beauté) qui génère une infinie rêverie, la formation d’une utopie. Cette utopie, nous la lisons à rebours comme une fantasmagorie de l’ère industrielle, à mi-chemin entre le rêve (rêve d’unité, qui fait du monde une œuvre d’art totale) et le cauchemar (d’uniformisation). Pourtant, chez Scheerbart, comme chez Tropa, il n’y a pas d’opposition entre la nature et la technologie. L’architecture de verre de Scheerbart, qui consiste à transformer l’habitat en joyau, en gemme prismatique, est un outil optique en symbiose avec son environnement, qui magnifie et transcende la nature, en la faisant irradier à travers un faisceau de couleur et de lumière. Chez Tropa, les matériaux, qu’ils soient utilisés à l’état brut, ou dans leur transformation en objets techniques, ne changent pas de nature et se réclament comme élémentaires, sans hiérarchie. Le verre, que Tropa utilise tour à tour comme paroi, ou comme lentille optique, conserve sa même nature.

Michel Leiris disait de Roussel qu’il était un créateur de mythes, signalant le peu de prise que l’Histoire pouvait avoir sur son œuvre, et sa dimension atemporelle, originelle. De la même manière, dans la Kritische Tribüne [6] , le critique Georg Hecht écrit de Scheerbart : « Si l’un de ses romans traite de l’invention du mouvement perpétuel, cette invention conduit à la découverte que la Terre elle-même est ”perpétuelle”. » Dans les deux cas, l’extase est ici temporelle, dans une sortie hors du temps de l’Histoire, une forme de stase qui rejoint le temps du mythe. Sous cet angle, à travers la part manquante, perdue, oubliée, de sens qui incombe au statut déclaré comme fragmentaire des objets qui composent l’ensemble du trésor englouti de Francisco Tropa, nous sommes bien également face à une œuvre qui appelle à sa fonction de mythe, d’origine. Un retournement ici est opéré sur l’Histoire : de derrière, celle-ci passe devant, en une projection illimitée. Le trésor englouti n’est plus une excavation, il est un envers du monde : un lieu solitaire.

– François Piron

Dans le texte « Expérience et pauvreté » (1933)

[1] Dans le texte « Expérience et pauvreté » (1933)
[2] Notamment dans son Anthologie de l’humour noir (1945)
[3] Le Raymond Roussel de Michel Foucault, paru en 1963, est le premier ouvrage publié de l’auteur
[4] In Comment j’ai écrit certains de mes livres (1935)
[5] In Scripta, Galeria Quadrato Azul, Lisbonne, 2010
[6] Kritische Tribüne, n°1, juin 1912, Leipzig

[This text was written originally in French and for a publication/artist’s edition produced by Hermes company on TSAE.
An English translation for our website is under way]

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Publication

Title
With text by
Tsae – Trésors Submergés de L’ancienne Egypte
François Piron